CHAPITRE PREMIER

En moins d’un mois, la nourrice bouleversa l’existence du peintre qui n’aurait pu imaginer pareil remue-ménage sensuel à l’automne de sa vie.

Lucide devant l’emprise que l’étrangère avait sur lui, Léonard se traita de tous les noms, tourna en rond dans son atelier, donna du pied dans un Sens Interdit où un phallus muni d’orgueilleuses génitoires s’achevait dans un commencement de fesses suggestives. À l’approche des repas, son impatience grandissait au point de le rendre victime de tics nerveux. Songeant à la somptueuse poitrine de Catalina, il se mit à grogner comme un chat qui se plaint, interrogea sa montre avec des gestes saccadés. Après avoir pesté contre l’écoulement du temps, il s’efforça de maîtriser sa fièvre, ses manières de fauve anxieux, et retourna s’installer devant son chevalet. Là, penaud, il souleva d’une main frémissante un pinceau terminé en aiguille, le trempa dans la bouche ronde d’un tube, traça une courbe de lumière à l’extrémité de chaque ongle peint mais, écrasé par l’effort de concentration, il renonça à continuer, replaça le délicat pinceau parmi une vingtaine de brosses disposées en faisceau dans un bocal de porcelaine. Ensuite, il retira encore le petit oignon désuet de sa poche. Cette fois, il hoqueta de satisfaction : c’était l’heure !

Un sourire béat étira ses lèvres pleines, luisantes, aux coins affaissés. Il leva les yeux au plafond, chantonna, traversa la pièce de sa démarche lourde, chaloupée, s’arrêta un moment dans le grand escalier afin de reprendre haleine et rajuster sa cravate devant un miroir au cadre écaillé. Sur le palier du premier étage, il pressa le pas, dépassa la porte de sa chambre pour aller frapper, un peu haletant, à celle de Catalina.

La métisse l’invita à entrer : – Vénès, Léounard ! flûta-t-elle.

Accent doux à son cœur ! Ému, il pesa sur la poignée de bronze, entra.

Autour de la plantureuse Catalina, joyau du N.A.D., moussaient soieries, satins et velours, s’étalaient toutes les gammes de teintes, du rose le plus pâle au rouge le plus éclatant. Dans des monceaux de coussins moelleux, sous ses cheveux de jais, couverte des voiles amples d’une chemisette froufroutante, elle apparaissait dans le comble de l’épanouissement. Léonard gémit, tendit vers elle ses longues mains osseuses, à la peau tavelée. Mâchonnant des louanges, il s’agenouilla sur le sofa, se cala entre deux édredons devant la houri pulpeuse.

Alors, Catalina découvrit lentement sa poitrine pleine : soutenus par un berceau de pièces d’or, les lourds mamelons gonflés, incarnat, présentaient, à la limite de l’appui, leurs vastes aréoles.

Léonard soupira d’aise, déglutit, caressa de ses doigts tremblants les reliefs délicats.

— Ma force, murmura-t-il d’une voix enrouée, le prolongement de ma vie…

Catalina pressa ses seins de part et d’autre, fit jaillir leur masse vers le haut et saillir leurs pointes. Le vieillard passa sa langue humide sur ses lèvres frémissantes de désir, déposa un baiser sur les protubérances dures puis en engloutit une dans sa bouche. Lorsque le lait gicla sur son palais, il poussa un long ronronnement de gourmandise, aspira à petits coups rapides l’ultime nourriture saine que portait la planète souillée.

La nourrice caressa la tête chenue dans un geste de protection, rythma la tétée par un imperceptible balancement du buste. Concentrée sur une pensée profonde, douloureuse, elle fredonna une mélopée de son pays d’une voix sombre, gutturale.

Après avoir bu longuement, Léonard faillit s’endormir contre la poitrine de la femme, mais elle le secoua avec une tendresse un peu gauche.

— C’est fini pour hoy… aujourd’hui, annonça-t-elle.

Un sourire qui dissimulait mal sa détresse animait l’ovale régulier de son visage. Empli de sentiments ambigus, Léonard caressa avec une insistance pesante les magnifiques fruits qu’il venait de profaner, puis il se retira à contrecœur, alla s’enfermer dans un salon afin de se repaître le plus longtemps possible de la jouissance qui l’habitait.

Avec ses rideaux de dentelles, un sofa démodé aux anciens tons d’automne, quelques lampes de Nux armées d’anneaux de force antigravité flottant à mi-hauteur de la pièce, l’endroit semblait en parfaite harmonie avec son âme en fièvre.

Dans ce lieu clos, douillet, il se livra à un petit divertissement solitaire auquel il avait perdu goût depuis l’arrivée de Catalina : il passa la dernière phalange de son index derrière le lobe de son oreille droite, localisa le minuscule bouton de plastique qui traversait l’os temporal, l’enfonça d’une légère pression. Aussitôt, il ressentit un léger fourmillement dans les yeux. De ses iris jaillirent de fins pinceaux lumineux et, dans le vide de la salle où il venait de créer l’obscurité, il assista à la projection tridimensionnelle DE SA PENSÉE.

Sur le film muet de son esprit, modelable au gré de son imagination et de ses fantasmes, rendu visible grâce à l’invention récente d’un appareil qu’il avait fait greffer dans son cerveau moyennant une véritable fortune, il laissa défiler quelques images de Catalina, un peu incohérentes, puis il souhaita revivre la scène de la livraison de la nourrice, par les soins du N.A.D.

L’organisme avait bien fait les choses et, comme ses souvenirs étaient intacts, il n’allait avoir aucune peine à reconstituer ce moment fort, avec tous les menus détails et l’émotion en prime : à quelques pas de sa tête transformée en projecteur, un Baffur blanc troua les nuages gris frangés de vert qui dansaient dans la pièce, décrivit une courbe parfaite au-dessus des arbres squelettiques, se posa dans le jardin baigné d’une étrange lumière violacée. Catalina, enveloppée d’un immense voile arachnéen, descendit de l’appareil, aidée par le représentant qui s’était mis en frais pour l’accompagner. Dans son frac noir à spirales dorées, avec sa fraise de tulle empesée, à plusieurs doubles, sa perruque pointue et son front peint, il avait l’air d’un prince. Il s’inclina pour présenter Catalina à son nouveau maître, abandonna dans la sienne la main inerte de la femme, se retira en emportant le voile.

Léonard frissonna ; son léger tremblement eut pour effet de secouer le mini-spectacle aérien.

La nourrice avait des jambes longues, admirablement fuselées, les hanches prises dans un fourreau immaculé, lacé à la taille. Au-dessus de ce pincement, sa poitrine, astucieusement colorée, s’étalait sous un corset transparent, souple, armé de baleines d’argent. Léonard goûta le même trouble qu’au jour figé dans son subconscient. Lorsque Catalina franchit le seuil de sa demeure, il ne put s’empêcher de la comparer à une mariée et de la considérer d’emblée comme sienne !

Le représentant avait rejoint son Baffur ; souriant, il fit un signe énigmatique de la main et remit l’appareil en marche. Tandis qu’il s’envolait, Léonard arrêta l’image sur le fessier de Catalina. Après avoir réalisé quelques gros plans sur diverses régions, très précises, du corps de la femme, il lui redonna le mouvement. Pendant qu’elle se déhanchait exagérément, il inventa un effet stroboscopique qui lui permit de détailler au mieux la belle anatomie. Le cœur emballé, les sens retournés, il sentit venir un malaise et se contraignit à mettre un terme à la projection. La tête lourde, il se leva, s’aventura en zigzag vers la sortie, chancela, indécis, puis jeta à la cantonade :

— Bravons les risques, quittons l’abri ! Allons goûter l’air vicié ! Que les miasmes pestilentiels agacent ma raison défaillante !

En dépit des résolutions prises le lendemain de la Grande Pollution, il s’élança dans le jardin, mais foula avec des précautions de convalescent l’herbe couchée, si peu verdâtre, si pauvre que les fibres apparaissaient par endroits comme la trame de vêtements usagés. Dans ce lieu jadis si frais, si reposant, la vie végétale n’existait plus qu’à l’état de spectre, et son contact était répugnant. Léonard se reprocha son audace, allait faire demi-tour lorsqu’il s’arrêta subitement, stupéfait : à ses pieds qui ne foulaient plus depuis si longtemps cette terre dégénérée, un sentier existait ! L’affreux chiendent avait été brisé par des allées et venues répétées ; le chemin, ponctué de débris récents, coupait le pré, se perdait dans la clôture de lauriers nains défeuillés, donnant sur un champ inculte, mitoyen aux deux propriétés, celle de Vautrin, un triste fossoyeur, et son propre domaine.

Interloqué par sa découverte, Léonard considéra longuement le tapis inexplicable d’herbe couchée. L’air pollué lui piqua la gorge, mais il continua à réfléchir et suivit les mystérieuses traces en direction de la maison. Elles le conduisirent à une petite porte mal commode qu’il avait, depuis longtemps, condamnée. Tremblant d’appréhension, il en tourna la poignée ; elle joua et le battant pivota sans bruit sur ses gonds. Sidéré, il marmotta quelques injures, se mordit les lèvres : il n’y avait pas de doute, quelqu’un entrait et sortait de chez lui à son insu ! Ce ne pouvait être qu’un chapardeur astucieux qui avait décidé de dérober son bien, petit à petit, sans éveiller les soupçons, puisque Catalina refusait obstinément de quitter ses appartements !

Anxieux, la gorge en feu, il pénétra dans son atelier, se lança dans un fastidieux inventaire, mais aucune de ses œuvres n’avait disparu. Alors, il se mit en devoir de fouiller méthodiquement les tiroirs des meubles, les secrets des placards, les coffres. Bibelots, argent, capsules de Mgatt, papiers, tout était à sa place… Il y avait de quoi se rendre malade ! Si ce n’était pas un voleur, qui était l’intrus ?

En proie au vertige, Léonard s’effondra dans un fauteuil ; la bouche entrouverte, les mains agitées de mouvements convulsifs, il ne cessa de formuler des hypothèses : il se pouvait que l’on vienne filmer ses faits et gestes, en secret, pour alimenter ces détestables émissions clandestines qui faisaient fureur. Les détraqués de la Glob-Vision s’infiltraient partout, vendaient leur pellicule à des amateurs contre des sommes fabuleuses. C’était une nouvelle forme de voyeurisme. Tous les hommes politiques, les artistes étaient visés…

Le vieil homme sortit une pièce d’étoffe de sa poche et s’épongea le front. Maintenant qu’il savait, il en aurait le cœur net et, foi de Léonard, il ferait passer le goût du pain aux importuns !

Face à lui, sur un chevalet, un panneau triangulaire portant le signe « Danger » reflétait son image déformée. Se trouvant grotesque, il se força à rire, mais seul un grincement de poulie rouillée sortit de sa bouche. Alors, mal à l’aise, pris d’inquiétude, il se signa, puis chassa une grosse mouche verte qui bourdonnait au-dessus de sa tête, insistante :

— Retourne chez Vautrin, sale bête !

Il s’arracha à son fauteuil, gagna sa chambre, chercha le repos dans la lecture, mais rien ne put le tirer de sa nouvelle obsession : il liquiderait le ou les indésirables ! Le célèbre peintre n’était pas une poule mouillée, loin s’en fallait, nom de Dieu !

Les heures s’écoulèrent, interminables. Lorsque descendit enfin le crépuscule, il consulta sa montre pour la centième fois, se rendit chez Catalina. La nourrice le considéra d’un œil interrogateur : elle ne l’avait jamais vu, ainsi décoiffé, l’air égaré.

— Malade ? s’enquit-elle.

Il secoua la tête, estimant qu’il valait mieux ne point lui parler de ses préoccupations.

— ¿No esta tarde ? s’inquiéta-t-elle en posant sur sa poitrine ses mains potelées, aux doigts longs et fuselés.

Cachant la sourde crainte qui le harcelait, Léonard se cala devant elle, écarta avec autorité les pans de son vêtement. Les mamelons apparurent, luisants de crème. Exceptionnellement, leur extrémité avait été enduite de rouge. Cette variation l’ébranla. Décidément, c’était le jour des surprises ! Un désir violent, impulsion mi-cérébrale mi-sexuelle, le tenailla. Catalina soupesa ses énormes seins, les installa sur leur support métallique, les gonfla en appuyant ses paumes de chaque côté. Oubliant ses soucis, le peintre se jeta en avant, aspira un mamelon et téta avec avidité.